ReporMed Carnets de voyage Explorations tunisiennes entre état d’urgence et spleen post-révolutionnaire

Explorations tunisiennes entre état d’urgence et spleen post-révolutionnaire




Pérégrinations dans une Tunisie post-attentat en plein état d’urgence, écartelée entre nostalgie d’ancien régime et urgences sociales.

Tunisie, épisode 2/3 (Décembre 2015 – janvier 2016)

Épisode précédent :
Bonjour Tunis, bonjour les paradoxes (juillet – novembre 2015)

Décembre

Quartier Lafayette

Installé au quartier Lafayette, sans doute le plus vivant de Tunis, en partageant un appartement somme toute assez vaste avec Hedi, je découvrais bientôt par son entremise son petit monde.

Il y avait d’abord Meriem, et Mahmoud, la journaliste et le commercial. Elle lançait tout juste un magazine d’actualité culturelle gratuit, L’Instant M, et lui démarchait les annonceurs pour faire vivre le projet. Plusieurs autres personnes s’y rajoutaient peu à peu, et je voyais donc grandir la publication au fil des mois et des différentes couvertures qui alimentait les discussions du vendredi soir chaque mois. Jeunes mais déterminés, ils avaient créé leur activité patiemment et sérieusement, loin du discours pessimiste ambiant dans lequel la Tunisie était généralement plongée.

Car il n’était pas difficile d’entendre un soupir nostalgique à l’égard de l’ancien régime : il suffisait d’engager la discussion avec ou un deux taxis ou quelque passant excédé du capharnaüm dans lequel les vendeurs de rue plongeaient les trottoirs de Tunis en tentant de vendre leurs bricoles bon marché.

Un soir que je rentrais à l’appartement, je découvrais un SMS tout aussi énigmatique qu’alarmant de Hedi. Il me demandait d’attendre à un café son ami Moez, mais de ne surtout pas venir à l’appartement. Que pouvait-il bien se passer ?
Je me rendais au café, où je trouvais immédiatement Moez, l’air grave. Cela avait-il un rapport avec moi ? « La police est rentrée dans votre appartement, ils ont fracassé la porte », m’informait Moez.
Blême, je retirai la batterie de mon téléphone. Les 7noucha auraient-ils déjà repéré la présence d’un journaliste et pris les devants devant ce qu’ils estimaient être pour quelque obscure raison un péril ? En ces temps d’état d’urgence, de nombreux abus policiers avaient été signalés. Je pensais à mon ordinateur resté à l’intérieur. Entre Linux et le chiffrement du disque dur, j’espérais qu’ils n’eussent guère pu en tirer quoi que ce soit. Mais… et le disque dur externe ? Lui n’était pas chiffré… Et quelles conclusions tireraient-ils de mes cours d’arabe sur l’étagère, dans la paranoïa sécuritaire qui sévissait alors ?
Hedi arrivait, les traits tendus, et expliquait que la police avait fait casser la serrure et inspecté l’appartement, avant de partir en faisant monter une nouvelle serrure. Hedi venait d’en retirer la clé chez le serrurier indiqué par le petit mot que la police avait eu la « délicatesse » de laisser. « Ils ont posé des questions au serrurier par rapport à mon grand-père, ça n’a rien à voir avec toi », m’a-t-il (r)assuré. Son grand-père, comme bien d’autres Tunisiens, avait acheté cet appartement en bénéficiant d’un prêt préférentiel obtenu par Tunis grâce à une aide du FMI. Mais le régime de Ben Ali avait finalement maintenu le taux préférentiel pour les seuls membres du RCD, parti au pouvoir. Militant communiste, le grand-père de Hedi s’était protégé en léguant son appartement à sa fille, mais depuis lors un litige persistait entre l’État et la famille de Hedi, dont cette récente intrusion n’était qu’un dernier soubresaut.
Je retrouvais mes affaires apparemment intouchées, et j’apprenais qu’entre la prudence et la paranoïa, une frontière existait qu’il me faudrait éviter de franchir à l’avenir.

19 décembre

La Goulette

J’embarquais à nouveau à La Goulette, comme trois mois plus tôt, pour la Sicile. Non pas que je quitte déjà la Tunisie, mais il me fallait sortir du territoire et y revenir pour que la magie des visas touristiques rendit à nouveau ma présence sur le sol tunisien conforme à la loi.

En débarquant à Palerme, je m’y installais pour trois nuits dans une auberge de jeunesse, d’où je partais à la découverte de la capitale sicilienne, à l’aide d’ambassadeurs de choix trouvés sur Couchsurfing, ce grand entrepôt numérique de voyageurs en réseau que cette génération connectée et diplômée à la sauce Erasmus a su générer.

Je découvrais ainsi la rue Paternostro, dans le quartier de La Kalsa, rue de la soif officielle des trentenaires du monde des associations et de la culture, qui chaque soir étirait ses discussions le long de cette rue, autour du bar Garibaldi et de la brasserie Focacceria, institutions locales. La seconde était notamment connue pour refuser le chantage de Cosa Nostra, son patron étant sous protection policière, m’expliquait Eddy, Palermitain originaire de Caltanissetta, au cœur de l’île. La rue commençait d’ailleurs avec une épicerie fine arborant fièrement le logo du mouvement Adio pizzo, réseau de commerces constitués autour de ce refus affirmé de céder aux pressions de la mafia, et organisé de manière horizontale, pour qu’aucun leader médiatique n’émerge et ne devienne ainsi une cible pour les sbires de Cosa Nostra, qui par ailleurs met de l’eau dans son vin en comparaison avec la grande époque de ses retentissants attentats et assassinats.

Palerme se présentait immédiatement comme une ville extraordinairement grouillante, notamment autour de son centre et du marché de Ballaro, où je prenais mes repères. Le plus simple est encore de partir du croisement de Quatri canti, croisement à angles droits faits de façades baroques aux nombreuses statues. Là, la via Maqueda et l’avenue Victor-Emmanuel se croisent et permettent de se diriger vers l’hôtel de ville, sur une place somptueuse qu’une fontaine des plus décorées que j’ai jamais vu comporte une vingtaine statues, place surnommée place de la honte par les Siciliens, du fait de la nudité des statues, ou bien de marcher dans l’autre sens vers le somptueux opéra de la ville, qui ravira les inconditionnels de l’acteur Roberto Begnini qui reconnaîtront l’édifice du film Johnny Stecchino.

L'opéra de Palerme

L’opéra de Palerme

Je visitais les lieux à l’occasion d’une visite guidée, quelque peu déçu d’y apprendre que la scène mythique du film y avait été tournée en réalité dans l’opéra de Catane, car cet opéra là était pris par le tournage du parrain de Scorsese. Le cinéma américain d’abord ! Mais la guide nous confiait également à la fin que les conditions de sécurité avaient été revues sérieusement à la hausse autour de l’opéra, suite à l’attentat récent au Bataclan à Paris.

Dans l’une des librairies principales de la ville, là encore je retrouvais l’ombre des événements venus de France lorsque je découvrais un présentoir « Je suis Charlie », en français dans le texte, dans lequel on pouvait trouver les textes islamophobes d’Oriana Fallaci au côté de ceux des quelques « experts » en jihadisme.

En me promenant au nord du centre ville, je visitais également les catacombes de la ville. Après avoir acheté mon ticket des mains d’un moine de l’ordre des Capucins, je pénétrais dans les couloirs souterrains, aux murs desquels des dizaines, puis des centaines, non, des milliers en fait même de macchabées étaient exhibés, du sol au plafond, secs comme des raisins. Quand les tissus n’étaient pas momifiés, le mort devenait alors squelette, comme une nudité dans la mort nu, pour laquelle les membres et la mâchoire étaient alors généralement retenus par un fil de fer. Allongés ou debout, il y en avait de toute taille, de tout style vestimentaire, croupissant là le long des murs avec pour seule mesure de respect l’interdiction de les prendre en photo.

Catacombes de Palerme

Photo de Giuseppe Incorpora (1834-1914), « Catacombe dei Cappuccini a Palermo » (domaine public).

Les couloirs se croisaient comme des rues américaines à angle droit, et il fallait passer bien du temps pour tous les voir, sans trop savoir à quoi peut bien servir cette gigantesque exhibition morbide, sinon – sans doute – à s’interroger sur sa prendre finitude. Si ce n’est le choix bien curieux de les réunir par thématique : les hommes, les femmes et… « les vierges », ou encore les enfants.

Rosalia Lombardo

« La mummia della bimba Rosalia Lombardo (1918-1920) esposta nel Cimitero dei Cappuccini a Palermo » (domaine public).

Pour ces derniers, une chambre d’enfant avec landaus macabres a même été mise sur pied, et une autre enfant, de deux ans, est exposée dans un cercueil en verre, dans un état de conservation quasi-parfait : on croirait presque que la petite Rosalia, 2 ans, va rouvrir les yeux d’un instant à l’autre. Je n’étais pas mécontent de revoir l’air libre après avoir vu les quelque 8 000 morts de cette crypte étonnante.

24 décembre

Sur le quai de la gare de La Goulette, pas âme qui vive. La nuit noire plongeait la banlieue nord dans sa torpeur. Un ivrogne arrivait soudain, et je décidais d’en faire mon oiseau de bonne augure : au moins, je n’étais plus seul à attendre le train. Jovial et excessivement affectueux, l’homme, buvait dans une bouteille en plastique quelque eau-de-vie de sa confection, parlait à tout va, proposait une cigarette, riait, se levait, se rasseyait, bref, faisait l’ivrogne.

Un nouvel homme arrive à son tour sur le quai, dans un élégant complet, le portable vissé à l’oreille. Il parle arabe à la manière orientale. « Hey, Loubnani ! Loubnani ! » (« hey, le Libanais ! »), l’alpaguait l’ivrogne.
L’homme ne leva qu’un instant les yeux vers l’ivrogne, finissant sa discussion. Puis, avec une élocution propre et son arabe aux voyelles chantantes, il expliqua doctement à l’homme qu’il était inconvenant de parler à quelqu’un en pleine communication. L’ivrogne riait : « T’es un Libanais alors ? ». L’homme était syrien. Lui et moi commencions à parler, en arabe classique, l’homme m’encourageant dans mes efforts, pédagogue et visiblement heureux de voir un occidental apprendre la langue arabe. Il était professeur en Syrie ; il avait fuit la guerre et travaillait désormais comme comptable à Tunis. Je partageais avec lui mon inquiétude quant à l’absence de tout train, en cette soirée de Noël, dont je me demandais si elle pouvait affecter le trafic ferroviaire tunisien. L’homme partageait mon inquiétude, se rappelant alors à quel point le Maghreb est plus écartelé entre les traditions arabes et occidentales que son pays d’origine. Mais rapidement, mon embarrassant voisin, assis à mes côtés, l’importunait, et il préférait nous ignorer tous les deux.
Je réalisais alors à quel point j’étais généralement impressionné par la dignité émanant des Syriens que j’avais pu croiser sur ma route, que ce soit à Melilla au nord du Maroc, ou lors de ma découverte du Liban en 2013 : professeur, humble commerçant ou père de famille migrant, à chaque fois je découvrais des personnages bienveillants et respectueux, somme toute réservés mais traçant leur route la tête haute, avec une charismatique dignité.

Finalement, le train arrivait et nous emmenait tous les trois vers les lumières de Tunis, chacun traçant ensuite sa voie sur l’avenue Bourguiba pour rejoindre son univers si différent.

25 décembre

Ghita revenait me voir en Tunisie, avec cette fois plus de jours, aussi nous en profitions pour louer une voiture et arpenter le pays, au-delà des soirées arrosées de la capitale.

Nous visitions ainsi Mahdia, petite ville paisible au bord de la mer, dont le centre forme une curieuse presqu’île se jetant dans la mer, de sorte qu’on marche en voyant l’azur méditerranéen sur sa gauche comme sur sa droite, jusqu’à arriver au bout de ce promontoire fortifié, où un château de la dynastie fatimide se dresse, vestige de ce régime chiite qui s’était barricadé là pour mieux se protéger d’une éventuelle invasion sunnite, et qui avait étendu son emprise jusqu’en Sicile et au Maroc au Xe siècle. Puis les turpitudes de l’histoire l’ont déplacé peu à peu vers l’Égypte, d’où il a fini par décliner et disparaître au XIIe siècle.

Le fort de Mahdia

Nous découvrions ensuite Kairouan, l’ancienne capitale, fameuse pour sa grande mosquée, la plus ancienne du Maghreb, puisque construite au VIIe siècle. À peine pénétrions-nous dans les alentours de la ville qu’un rabatteur en scooter, sous prétexte de nous aider spontanément à trouver cette mosquée emblématique, nous prenait en charge. Une fois arrivés, je tentais de lui échapper en me garant discrètement en retrait, mais l’homme nous retrouvait implacablement. Les affres d’un tourisme saigné par l’hémorragie de touristes effrayés par la révolution et les attentats terroristes commençaient à se laisser apercevoir. L’homme nous accompagnait contre notre gré avec sa gouaille et sa fausse bienveillance à l’entrée de la mosquée, où je payais l’entrée, avant que le vendeur de tickets ne se rendît compte de la marocanité de Ghita. « Ah, vous êtes musulmane ? Fallait le dire, c’est gratuit alors ! », regrettait-il, sans aller toutefois jusqu’à rembourser l’entrée. Une transaction ne se défait pas.

L’intérieur de la mosquée de Kairouan

Kairouan est l’une des villes de Tunisie dont le centre est parmi les plus préservés, comme hors du temps, avec ses petites échoppes et son bazar autour de la mosquée.

Les rues du centre de Kairouan

Mais ce n’était qu’une rapide étape sur la route du Kef, où nous arrivions le soir-même. En une journée, nous avions traversé dans la diagonale une bonne partie de la Tunisie, pour atteindre donc cette ville de basse montagne, sur les reliefs de l’Atlas qui se prolongent jusqu’au Maroc.
Là, dans l’air pur des montagnes, nous arpentions une ville comme plus sereine, apaisée, loin des embouteillages de Tunis ou de la cohue des bazars de Kairouan.

Le Kef

Le Kef

Le Kef est surmonté d’une forteresse ottomane dans un remarquable état de conservation, que nous visitions de bon matin, vide de tout autre curieux, comme ouverte spécialement pour nous.

La citadelle ottomane du Kef

La citadelle ottomane du Kef

De là, la vue s’étend à des dizaines de kilomètres dans la vallée en contrebas. Ensuite, il suffisait de descendre dans la vieille ville pour trouver une ancienne basilique elle aussi bien conservée, puis de pousser jusqu’aux remparts, que nous escaladions pour une promenade surplombant les toits plats de la médina, quitte à se frayer un chemin sur les ordures jetées là par les riverains : si la Tunisie est de longue date un pays touristique, c’est surtout du fait d’une industrie balnéaire qui a laissé l’intérieur des terres délaissé, et encore relativement vierge de toute promotion touristique. Au détour d’une rue, nous tombions même sur des ruines romaines remarquables à l’accès libre, sans protection particulière, comme oubliées là.
Le musée de la ville, tout aussi désert que la forteresse et les remparts, offrait pourtant une remarquable collection ethnographique sur la vie des berbères, au cœur de cette médina aux nombreuses façades blanchies à la chaux.

Au Kef

Le soir, nous découvrions dans un snack de la ville un travesti, attablé dans l’indifférence des autres clients, signe qu’il était possible pour un travesti de vivre là dans l’indifférence générale. Peut-être s’agissait-il d’une figure locale connue de tous dans ce quartier depuis toujours, peut-être que dans tel ou autre quartier ou autre ville cela n’irait pas de soi, mais quand bien même je voulais y voir un peu de la tolérance dont bien des Tunisiens s’enorgueillissent, et qui sous bien d’autres cieux n’irait pas de soi.
Nous terminions la soirée dans un bar du centre, où nous trouvions une grande table d’une dizaine de jeunes hommes chantant à la lueur des bougies qui trouvaient à se frayer un chemin au milieu des dizaines de cannettes de bière que leur tablée avait déjà vidées. « Tenez, je vous apporte une bougie ! », nous avait même lancé l’un deux, venu vers nous avec son petit présent, touché par le tableau du petit couple dans la taverne des compagnons de beuverie.

Le lendemain, nous partions pour Tozeur, aux portes du désert. Il nous fallait pour cela descendre le long de la frontière algérienne, et les contrôles de police étaient très fréquents. « Vous allez où ? », me demandait un policier juste à la sortie du Kef. Il me suffisait de dire Tozeur, et l’agent était rassuré : un Français, dans une voiture de location, partant dans la principale – la seule pourrait-on dire – ville touristique de l’intérieur des terres, sorte de « Marrakech tunisienne », symbolisera en quelque sorte à ses yeux le retour du tourisme que bien des Tunisiens vivent comme l’un des buts même de cette sécurisation et un moyen du redressement d’une économie chancelante depuis la révolution. Seuls deux détails entachaient quelque peu cette mobilisation nationale dont la police était la première ligne : le bleu de la plaque d’immatriculation des voitures de location l’identifiait immédiatement comme un véhicule à risque, les terroristes étant réputés être de grands loueurs de voiture ; et le vert du passeport de Ghita, les suspicions policières sur cet étrange attelage franco-marocain en vacances dans les confins tunisiens – qui plus est en voiture de location – allant bon train à chaque nouveau contrôle. Deux couleurs qui faisaient tache, alors que le souvenir du récent attentat planait encore dans tous les esprits.
Lorsque la route s’approchait du mont Chaâmbi, considéré comme un repère de terroristes ayant pris le maquis aux alentours de Kasserine, les barrages policiers se faisaient encore plus fréquents.

En arrivant à Tozeur, nous longions une longue route en milieu désertique, longée de pylônes électriques qui semblaient nous accompagner, comme pour nous rassurer : « Oui il y a bien une ville au bout de cette longue ligne droite », bordée de panneaux nous invitant à faire attention aux dromadaires traversant la route. En une journée, le paysage était ainsi passé de la petite montagne verdoyante aux étendues désertiques. À Tozeur, nous nous retrouvions dans une ville qui, quoique modeste, grouillait de deux roues, des voitures et de piétons qui nous rappelaient bien que les grands espaces étaient derrière nous. Les décorations lumineuses étaient si nombreuses qu’on se croyait un instant revenu dans un pays chrétien célébrant Noël – peut-être l’effet du tourisme. Car dans ces rues aux façades faites de briques couleur sable, les 4×4 des voyagistes se croisent sans cesse, tant la ville semble vivre du tourisme du désert. Nous essayâmes l’une de ces excursions, en montant à l’arrière d’un de ces tout-terrain conduit par un guide qui, dans une même journée, parcourt plusieurs fois le même itinéraire avec des touristes différents, dans une sorte de mise en pratique du principe du travail à la chaîne sur un service pourtant mobile.

L'industrie touristique dans le désert de Tozeur

L’industrie touristique dans le désert de Tozeur

Le parcours typique du touriste nous emmenait donc dans un désert relativement plat, puis dans une déflagration au sable dur, faite de contreforts solides, dont le fameux Ong Jamal (cou de dromadaire).

Ong Jamal

Ong Jamal

Le « pilote » faisait alors ses « tours de manège » réglementaires, utilisant les renforts naturels comme autant de rampes de skater, avant de nous emmener au site du tournage des films de la saga Star Wars (le village sur Tatooine), laissé là avec l’autorisation de George Lucas à la condition de n’en faire aucune exploitation commerciale.

Le village de Tatooine des films Star Wars

Le village de Tatooine des films Star Wars

L’accès est donc libre, et seuls quelques précaires marchands ambulants errent dans les rues abandonnées par Mark Hamill et Harrison Ford pour vendre des bijoux, des vêtements traditionnels, voire des fennecs, ce petit renard du désert qui figure pourtant sur la liste des animaux protégés. Les chameliers alpaguent également le chaland pour proposer une ballade dans les dunes. C’est ainsi que sont exploitées les miettes du gâteau commercial de Star Wars. Le touriste en excursion se retrouvera ensuite à la ville voisine de Nefta, dont la particularité est une grande cuvette artificielle au fond de laquelle est recueillie l’eau qui permet de cultiver les nombreux palmiers de l’oasis qui entoure le point d’eau.

La "corbeille" de Nefta

La « corbeille » de Nefta

31 décembre

Partir de Tozeur et reprendre la route de Tunis, c’est, aux yeux des policiers, s’enfoncer dans la Tunisie depuis les abords de la frontière algérienne. Les contrôles, tout aussi systématiques pour notre véhicule à plaque bleue, devinrent nettement moins cordiaux. A peine sortions-nous de la ville qu’on fouillait notre coffre, le policier nous demandant si Ghita et moi étions mariés, ainsi que notre métier. La marocanité de Ghita inquiétait. Dire être journaliste en revanche, c’était les dissuader de trop fouiller. Après la révolution, on évite de s’attirer des problèmes avec des journalistes étrangers. Nous passions toujours, mais les contrôles étaient désormais clairement pénibles à force d’être intrusifs.

Le soir-même, nous arrivions à temps pour un réveillon avec Hedi, Mahmoud, Meriem et bien d’autres : on peut donc traverser en une journée la Tunisie selon une diagonale sud-ouest / nord-ouest, avec une plaque bleue et les contrôles policiers que cela suppose, et même l’état désastreux des routes quand on arrive notamment dans le grand Tunis.

14 janvier

Le 14-Janvier sur l'avenue Bourguiba

Le 14-Janvier sur l’avenue Bourguiba

La célébration de l’anniversaire de la révolution était l’occasion de voir Tunis se parer d’une multitude de drapeaux tunisiens. Pour la grand messe du 14 janvier, jour du départ de l’ex président dictateur Zine El Abidine Ben Ali en 2011, l’avenue Bourguiba était ainsi parée de rouge et de blanc. Plusieurs Tunisiens m’avaient confié que le rapport au drapeau avait considérablement changé avec la révolution. « Avant, le drapeau c’était Ben Ali en gros… C’est après la révolution qu’on a commencé à se reconnaître dedans », m’avait-on résumé.
Le 14-Janvier fait donc figure de grande manifestation positive où l’on sort en famille célébrer la démocratie, en oubliant presque l’espace d’une journée les querelles sempiternelles et si virulentes qui animent la vie politique nationale.

Et pourtant celles-ci sont nombreuses. On est frappé en arrivant dans le grand bain de l’actualité et de ses commentaires parmi les milieux francophones et dits « laïques » tout particulièrement de l’extrême virulence avec laquelle l’ancien président, Moncef Marzouki, est traité de marionnette aux mains des islamistes d’Ennahdha, et de leur leader Rached Ghannouchi, suspecté de tenir un double langage pour œuvrer à l’infiltration de la société tunisienne par les idées des Frères musulmans égyptiens. Ennahdha est donc accusée de noyauter tout le corps d’État et suspectée de toutes les connivences avec les jihadistes, dont la Tunisie est d’ailleurs une grande productrice. Les combattants tunisiens sont la première nationalité parmi les extrémistes terroristes exilés en Irak et en Syrie, ce qui, rapporté à la population de ce petit pays de 11 millions d’habitants, en fait le pays le plus frappé par la tentation jihadiste. Beaucoup l’ont découvert sur le tard, en étant quelque peu dépassés par la situation, la Tunisie faisant jusque-là figure de pays particulièrement sécularisé parmi le monde musulman, du fait des deux présidences de Bourguiba et Ben Ali – la Tunisie est par exemple l’un des rares pays musulmans où l’avortement est légal, et le port du voile y était combattu par la police sous Ben Ali.

Le retour aux affaires d’un ancien ministre de Bourguiba et président de l’Assemblée sous Ben Ali en la personne de Béji Caïd Essebsi à la présidence de la république depuis décembre 2014 semblait marquer une revanche du camp dit laïque, à cette étrangeté près que son parti s’était aussi allié aux islamistes, mais sans pour autant faire l’objet de tous les quolibets de son prédécesseur. Son parti, en position dominante dans la coalition, et disposant de relais dans le monde des affaires, ne redoutait guère les « articles » d’une presse d’opinion généralement détenue par des hommes d’affaires proches du « nouveau » pouvoir, que la gauche suspecte elle en fait d’être l’ancien navire benaliste repeint aux couleurs plus politiquement correctes du vieux navire bourguibiste.

Mais ces tensions et grands écarts sont en principe mis de côté le 14 janvier, le temps d’une salutaire respiration nationale autour du souvenir de la chute d’un dictateur qui importunait les islamistes comme les authentiques démocrates.

17 janvier

Hedi avait eu vent d’une conférence que le philosophe et anthropologue spécialiste de l’islam Youssef Seddik devait donner le jour-même au Tutu, bar qui à La Goulette fait figure d’institution. Vite, il nous fallait téléphone et réserver une place. Je ne connaissais guère d’appétence mystique à Hedi, et son enthousiasme me surprenait quelque peu. Issu de La Marsa, Hedi connaissait bien la banlieue nord, où travaillait d’ailleurs l’équipe de l’instant M, à la Goulette, assez près du Tutu. En arrivant au bas de l’immeuble, nous croisions une famille d’islamistes en jellabas et abayas sombres – sans doute des Libyens, me glissait Hedi –, qui séjournait dans cet hôtel, au sommet duquel nous rencontrions en revanche une faune cosmopolite, globalement jeune et diplômée, dans un bar spacieux et à la décoration classieuse et aux prix assassins. La vue dégagée sur la mer de part et d’autre du bar expliquaient sans doute une partie de l’entrain de Hedi. Assis dans un coin, presque invisible, l’auteur de Nous n’avons jamais lu le Coran, prenait finalement la parole avec le micro pour une causerie presqu’informelle, déroulant une approche éclairée de l’islam. « T’as vu, c’est marrant quand même de parler d’islam autour d’une bière ? », relevait Hedi.

Mon colocataire devenait une précieuse porte d’entrée vers bien des gens et des situations. Mais j’étais toujours sans emploi. Qu’importe là encore, un ami de Hedi, qui travaillait pour le Huffington Post Tunisie, me parlait de leurs besoins de recrutement. J’y allais faire un tour, et, après quelques temps, on m’annonçait que je commencerai en février. Si je connaissais les éditions françaises et marocaines du « HuffPost » pour leur superficialité emblématique de cet infotainment (mélange d’information et de divertissement) qui fleurit partout de par le vaste web, je découvrais là une édition plus sérieuse, qui couvrait correctement les sujets économiques et politiques, et j’y découvrais donc une belle occasion de découvrir la Tunisie plus profondément.

19 janvier

Avant de commencer, je voyais l’actualité tunisienne prendre un coup de chaud du côté de Kasserine, où Ridha Yahyaoui, un chômeur de 28 ans, s’était mortellement électrocuté sur un pylône trois jours plus tôt dans une manifestation comme celles que cette ville déshéritée de l’intérieur des terres produit fréquemment. En quelques jours, les manifestations devenaient des émeutes et s’étendaient aux villes alentours, notamment Sidi Bouzid, guère plus avantagée que Kasserine, et célèbre pour avoir été le nid où avait éclos la révolution de 2011, après le suicide de Mohamed Bouazizi, un vendeur de rue auquel la police avait confisqué sa charrette et sa marchandise.
Le parallèle, inévitablement, était dans tous les esprits. Les quartiers populaires de la périphérie de Tunis, comme Ettadhamen, s’agitaient bientôt eux aussi.

21 janvier 2016

J’embarquais dans un taxi collectif pour Kasserine, sans aucune certitude de ce que j’allais bien pouvoir y trouver. Après quelques heures de route, nous arrivions aux abords de la ville, au bout d’une longue ligne droite bordée de néant ou presque de chaque côté. Deux hommes discutaient là, et semblaient heureux que je les sortisse de leur désœuvrement pour leur demander mon chemin. Toutes affaires cessantes, les voilà qui arpentent avec moi ces Champs-Élysées de poussière et de vide ; je découvrais en route que leur arabe se rapprochait sensiblement du marocain, dans cette région quasi-frontalière avec l’Algérie.
Nous passions devant un croisement, puis une station essence, tous deux marqués du sceau des récents affrontements tant les cendres et les caillasses y souillaient encore l’asphalte que du reste bien peu de voitures empruntaient.

En arrivant sur la place centrale de Kasserine, la mairie semblait comme prise d’assaut, avec un blindé militaire comme abandonné à la foule qui, du perron au jardin attenant, circulait nonchalamment dans son nouvel espace, sans colère ni triomphalisme. Les locaux de la mairie elle-même étaient encore sous le contrôle des fonctionnaires, qui s’y bunkerisaient toutefois, hasardant une fois de temps en temps une tête dans l’encadrure des guichets donnant soit sur la rue soit sur le jardin attenant, et y rentrant aussitôt comme une tortue dans sa carapace lorsque les cris et les mains tendues se faisaient trop pressants. Les dossiers des demandeurs d’emplois, auquel le porte-parole du gouvernement avait hâtivement promis 5.000 emplois affluaient logiquement, dans un mélange de scepticisme et d’espoir mesuré (d’ailleurs, quelques jours plus tard, la promesse était retirée).

J’entendais soudain une clameur monter de l’avenue Bourguiba, à quelques cent mètres de là. Une foule d’environ 100 jeunes marchait avec excitation en criant. La foule des jeunes manifestants approchait du croisement où j’avais déjà remarqué les vestiges des affrontements de la veille, et peu à peu certains montaient leur écharpe pour masquer leur visage. « Tu veux voir le palais de la révolution ? », me demandait avec insistance un gosse de 14 ans au visage déjà marqué par bien des épreuves. « Allez viens c’est par là, tu vas voir notre base secrète », tentait-il de me séduire, en s’adressant à ce qui selon lui devait faire briller les yeux d’un journaliste. Rapidement, une dizaine de pré-ados m’entourait, lorgnant mon appareil photo. L’un tentait d’ouvrir mon sac à dos. Je me dégageais rapidement, profitant de leur hésitation. La foule de ces manifestants se préparait visiblement pour de nouveaux affrontements, reprenant son lieu de bataille de la veille. Je repérais une habitation basse, avec un muret permettant de l’escalader, juste au croisement un peu en contrebas ; de là, je voyais la rue où les émeutiers s’aggloméraient maintenant jusqu’à bien représenter 200 jeunes, de 10 à 25 ans, avec des bâtons ou des lance-pierre pour certains, démarrant des feus sur la route et des semblants de barricades.

De ce point de vue surélevé j’aurais une vue imprenable sur les affrontements à venir me disais-je, alors que sur ma droite les policiers se préparaient avec leur 4×4 et leur équipement anti-émeute. « Tu veux que je t’aide à monter ? Passe moi ta caméra, tu monteras plus facilement », tentait, persévérant, mon apprenti voleur. Je ne pouvais guère me passer d’aide en fait ; tant pis donc pour ce promontoire surélevé. Je me dégageais à nouveau de mon encombrant « ami » sous le regard compatissant de deux adolescentes. « Faites attention monsieur, faut pas leur faire confiance », me confirmaient-elles.

Comme ces deux collégiennes désœuvrées par la suspension des cours et qui trompaient l’ennui en glânant dans les rues les photos que leur smartphone leur permettrait de poster sur Facebook, des centaines de Kasserinois se postaient dans les deux autres rues de ce carrefour, se rapprochant pour suivre l’action au plus prêt, détalant dès que les émeutiers ou les policiers tentaient de franchir le virage du carrefour. Avec elles, nous contournions le pâté de maisons pour finalement nous loger derrière les policiers, où je retrouvais l’intégralité de la presse dépêchée à Kasserine. Les émeutiers ne cherchaient visiblement pas à gagner la bataille de l’opinion et des médias. Dans l’encadrure d’une porte, je prenais en photo les assauts des gamins avec lesquels je tentais vainement d’échanger quelques instants plus tôt, aux côtés d’un photographe encagoulé – un agent de renseignement qui constituait les archives policières de « l’insurrection ». Le 7nech et le journaliste, côte à côte, prenant des photos comme des collègues… tout arrive.

Les policiers finissaient par repousser ces émeutiers juniors, et je rentrais pour ma part écrire mon article, pendant que le reste de la presse faisant de même, les médias tunisiens ayant les images de cette jeunesse qu’elle supposait instrumentalisée – par les islamistes souvent, par les contrebandiers parfois, voire par les anciens du RCD ou par le gouvernement, en fonction des versions – sans jamais donner de preuve mais généralement en occultant les humbles chômeurs venus avec leurs dossiers à la mairie. Le soir, malgré le couvre-feu, les cocktails Molotov pleuvaient à nouveau autour du croisement décidément bien stratégique des affrontements de la journée.

Le lendemain, j’étais rejoint par Perrine et Sébastien, deux journalistes français, avec lesquels on posait bagage dans un hôtel économique tout prêt du carrefour des affrontements, en mentant sur notre identité : le gérant de l’hôtel ne voulait plus de journalistes. Mais les affrontements ne reprenaient finalement pas à Kasserine, seule l’odeur des gaz lacrymogènes empestait toujours l’air. Le soir, Béji Caïd Essebsi prononçait un discours qui se voulait apaisant, tout en annonçant un couvre-feu, dès 18 heures cette fois. Mais jusqu’à 21 heures, les terrasses de café ne désemplissaient guère : à Kasserine, l’autorité de l’État vacillait plus sous l’indifférence molle des curieux que sous les jets de pierre et de cocktails Molotov de jeunes encagoulés aux raids finalement très localisés dans l’espace et le temps, sauf pour la majorité des médias tunisiens.

Le lendemain, je parlais par téléphone à Ayman Aloui, un député d’opposition, membre du Front populaire (gauche), et élu de la ville… qui préférait rester à Tunis tant que le gouvernement n’aurait pas proposé une solution pour la marginalisation économique de Kasserine. Une peur non avouée d’autant plus désarçonnante que pertinente, tant la foule qui faisait le siège du gouvernorat, là encore avec ses vains dossiers de demande d’emploi, n’avait plus qu’hostilité pour la classe politique que cet après-Révolution lui avait attribué.

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