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Voyage dans une Espagne submergée par le politique



Une manifestante communiste avec ses banderoles dans le métro de Madrid, le 24 mars 2014

Je pensais y passer deux semaines. J’y suis resté un mois. Immergé dans une Espagne malade de sa crise et de son système politique.

Nouvelle étape de mon voyage autour de la Méditerranée, l’Espagne. De Murcie à Malaga en passant par Séville et Madrid, puis Gibraltar, mon mois de mars tout entier fut très ibérique. Et marqué par la politique et la crise, omniprésentes.

On le remarque d’abord sur les murs, où tags et affiches diverses se multiplient. Les Espagnols, friands d’acronymes pour les dates, sont ainsi familiers des différents « 14N », « 22M », ou « 29M » qui jalonnent les murs, où une main indignée aura appelé la population à manifester, ou à faire la grève générale (« huelga general »). Les années passant, les différents appels à la grève ou à la manifestation se confondent, les murs gardant la mémoire des appels plus ou moins ratés des mois précédents.

L'humour comme arme de résistance anti-crise en Espagne.

Tag sur un mur de Madrid : « CV : à la recherche d’un boulot ». Photo : Antony Drugeon

Mais l’urgence est de survivre, et sur nombre de poteaux, on trouvera des petites annonces comme autant de bouteilles jetées à la mer, les plus nombreuses étant celles des « peintres anti-crises », ce terme étant devenu le synonyme, même pas cynique, de « premier prix ».

A Murcie, hébergé par Fuensanta, infirmière, et Kristine, thésarde allemande étudiant le phénomène migratoire, j’ai été rapidement immergé dans une vie militante débordante. Si Fuensanta ne croit plus en aucun parti politique, comme nombre d’Espagnols me l’ont également dit par la suite, Kristine et son petit ami Victor, sont très impliqués dans le militantisme local. A peine arrivé, Kristine m’emmène au quartier Vistabella, où sous l’arche d’une résidence, au fond d’une cour, je découvrais une réunion du tout jeune parti Podemos (« Nous pouvons »). Quelques jours plus tard, un grand meeting était organisé à l’université publique de Murcie. Entre les deux, une réunion de la Plate-forme des Affectés par les hypothèques m’a permis de voir ceux qui paient le prix fort de la crise, chassés de leur maison par leur banque qui leur avait promis un endettement sans risque à l’époque de la frénésie immobilière des subprimes.

Dacion en paiement et autres recours juridiques sont présentés aux affectés par des hypothèques.

Réunion du groupe de soutien de la PAH (Plate-forme des affectés par les hypothèques) de Murcie. Photo : Antony Drugeon

Mon reportage sur le mouvement « Indignés » en Espagne, avant même que je l’aie préparé, se présentait à moi, s’imposait presque, dès Murcie, en attendant bien sûr le rassemblement majeur du 22 mars, le « 22M », à Madrid.

Entre temps, la journée de la femme à Murcie, le 8 mars, était émaillée de menaces d’interdiction municipale, sur fond de divisions entre les féministes les plus politiques (après tout, la loi rétablissant l’interdiction de l’avortement politisait de fait l’événement) et les apolitiques d’Amnesty International.

Mais c’était encore sans compter sur la manifestation mensuelle des circulo de silencio (« cercles de silence »). Une quarantaine de personnes réunies, en cercle, avec affiches et bougies sur le sol, pour dénoncer en silence puis en chanson les ravages de la politique migratoire espagnole. Alors qu’aux portes de la forteresse Europe, à Ceuta et à Melilla, depuis quelques mois, les assauts de migrants se multiplient et se soldent par des interventions policières parfois meurtrières : depuis février, plus de 1000 migrants ont réussi à pénétrer à Melilla, et à Ceuta 15 sont morts noyés sous les tirs de balles en caoutchouc de la police.

Le "circulo de silencio" de Murcie.

Chaque mois, sur la place Santo Domingo, le cercle de silence se réunit pour dénoncer la politique migratoire espagnole. Photo : Antony Drugeon

C’est donc peu dire que la politique est partout ; et ce même à Murcie, ville moyenne, réputée conservatrice.

A Cieza, près de Murcie, la plaza del ayuntamiento.

Jour de marché sur la place de la mairie, à Cieza. Photo : Antony Drugeon

Au prix des tiraillements les plus contradictoires. A Cieza, paisible petite bourgade de l’arrière-pays vallonné de Murcie, entre les cordonniers, les bijoux artisanaux, et les fleuristes, la petite place du marché accueille deux stands « politiques ». Un défend l’interdiction de l’avortement ; l’autre, plus féministe, revendique le partage des tâches ménagères au sein des couples… On y voit des compétitions de tâches ménagères mettre aux prises un représentant de chaque sexe le temps d’une course contre la montre des plus cocasses.

Mais la crise s’invite toujours dans mon parcours. Quand je rencontre Begoña et Pedro, dynamiques jeunes créateurs d’entreprise, c’est pour parler de leur business de traductions assermentées. Une activité en plein boom notamment avec la demande des Espagnols migrant à l’étranger… « J’ai l’impression qu’en les aidant, je leur donne leur chance pour un nouveau départ, un peu comme ceux qui aidaient les Juifs à s’exfiltrer en Suisse pour échapper au nazisme », m’explique Begoña, le plus sérieusement du monde, et toute proportion gardée. Frisson.

A Séville, Juan Bonifacio a l’habitude d’accueillir des Couchsurfeurs. Dans son appartement décoré avec soin, une vie de travail au service de l’entreprise gazière où il a fait carrière étale son accomplissement. Les manifestations, le parti Podemos, il n’en a que vaguement entendu parlé. Mais le désamour avec la classe politique espagnole est consommé. Il n’a pas de mots assez durs sur ces « bandits », qui « savent très bien ce qu’endure le peuple, mais s’en foutent » et « ne pensent qu’à leur intérêt personnel ». Pour autant, il prend encore le chemin du bureau de vote. Pour voter PP (Partido Popular), parce qu’avec les socialistes, il craint des dépenses et des impôts supplémentaires. Sans enthousiasme donc, et avec la même méfiance vis-à-vis du monde politique espagnol que les mouvement des Indignés.

Au Nord de la ville, sur un boulevard sans âme, un édifice aux angles bruts et de forme carrée aurait tout d’austère s’il n’était pas bariolé de banderoles et de pancartes agrémentées de slogans peints à la bombe. C’est la Corrala Utopia. Un immeuble occupé par un collectif de victimes de la crise, pour partie expulsés de leur domicile par la banque, pour partie incapables de subvenir à un loyer. Qu’importe si, depuis 2 ans, cette occupation se fait sans eau ni électricité. Elena, 34 ans, coiffeuse au chômage, survit de quelques petits boulots occasionnels et, habitante de la Corrala depuis le début, justifie son choix : « Je ne voulais pas retourner vivre chez mes parents ; en occupant ce lieu, on espère poser le thème du logement et forcer les autorités à réagir, à trouver de vraies solutions abordables pour nous ». Relativement peu après ma visite, l’avis d’expulsion a été mis en œuvre, le 6 avril.

L'une des portes d'entrée du squat surnommé Corrala Utopia.

La Corrala Utopia s’est imposée dans le paysage médiatique andalou, voire national. Photo : Antony Drugeon

Mais à Séville, je découvre pour la première fois depuis mon départ une ville touristique, plus « présentable ». Face à la cathédrale de Séville, les calèches s’alignent tandis que leurs conducteurs alpaguent les touristes venus s’émerveiller du patrimoine andalou, où l’architecture mauresque est omniprésente. Je me demande un moment si je ne suis pas à Marrakech.

A Séville, entre la cathédrale et l'Alcazar, le coeur de la ville touristique.

Autour de la cathédrale de Séville, les calèches s’adressent aux nombreux touristes. Photo : Antony Drugeon

La capitale, Madrid la continentale, a finit par me happer depuis cette Andalousie si méditerranéenne, et de la suite de mon parcours. Parcours de voyageur certes, mais surtout de journaliste. Mon séjour madrilène coïncidait naturellement avec le 22M, point d’orgue des Marches de la dignité à travers tout le pays des manifestants. Je trouvais le gîte chez Dani et Alicia, couple attachant de révoltés, habitués des manifestations. Lui, communiste, elle anarchiste, se sont rencontrés dans le campement de la place Puerta del Sol, il y a 3 ans. Un lieu et un cadre fait sur mesure pour ces deux indignés chez qui on ne dit pas « policier » mais « hijo de puta ». De son voyage en Palestine, Dani a rapporté un keffieh, un souvenir vivace de « ce peuple digne et généreux » et un certain sens de la poésie du voyage. Elle, plus prosaïque, plus militante encore, était moins sensible à l’émerveillement du voyage, mais vibrait pour les événements politiques encore davantage.

Deux Madrilènes "indignés"

Dani et Alicia, dans leur appartement. Ils se sont rencontrés lors de l’occupation de la place Puerta del Sol, en 2011. Photo : Antony Drugeon

Alicia et Dani étaient je pense ravis d’accueillir un journaliste français couvrant « la lutte du 22M ». Chaque soir, Alicia aurait voulu que je renonce à dormir pour écrire un nouvel article sur la manifestation de la journée. Car du samedi au lundi, et même après, les cortèges, assemblées et autres s’enchaînaient à un rythme soutenu, alors que la médiatisation en était au mieux lapidaire, voire biaisée.

Du 15M au 22M, la place Puerta del Sol.

Le 23 mars, sur la place Puerta del Sol. Manifestation non autorisée de soutien aux manifestants arrêtés la veille lors du rassemblement du 22M, conclu par des affrontements avec la police. Photo : Antony Drugeon

Le lendemain de cette manifestation massive du 22, où tant de monde conspuait non seulement le gouvernement et sa politique mais le régime tout entier, Adolfo Suarez, père de la transition démocratique et de la Constitution, mourrait. Symbole. A la télévision, Juan Carlos est apparu solennellement dans son bureau pour saluer la mémoire du disparu et annoncer 3 jours de deuil national. Dani et Alicia écoutaient en émettant quelques courts commentaires goguenards. Puis ce fut le tour de Mariano Rajoy. Cette fois, les insultes pleuvaient sur l’écran.

Le lendemain, au retour d’une nouvelle manifestation, je tâchais de prendre le pouls d’une population moins militante, plus représentative. Profitant d’un début de conversation naissant dans la rue avec un jeune couple avec la poussette et le bébé, je me retrouvais très vite autour d’une bière dans une tasca avec Pablo et Beatriz. Cette dernière, plus loquace, jeune maman très classique d’apparence, m’explique à quel point la monarchie a perdu ses derniers soutiens dans ce scandale de chasse au Botswana, que le bipartisme est essoufflé et que personne ne vote plus que par défaut, quand ce n’est plus du tout. La révolution ? Pourquoi pas. Sans effets de manche idéologiques ou diatribe quelconque, cette jeune consultante en communication digitale enterrait tout le régime avec la modestie de celle qui sait ne répéter que la doxa générale.

Le lendemain, en revenant de ma toute dernière manifestation madrilène, modeste regroupement des encartés communistes principalement, je croisais la file, interminable, des anonymes venus saluer le corps de Suarez. La file d’attente serpentait le long du boulevard, grimpait jusqu’au sommet de l’artère en haut de la colline, puis s’étalait en contrebas de l’autre côté, revenait en double file sur quelques centaines de mètres, s’interrompait le temps d’un passage piéton, et reprenait de l’autre côté du boulevard, entourait le bloc d’immeubles bourgeois de ce centre-ville et se perdait dans les rues de derrière. Si la moyenne d’âge était certes plus élevée que d’ordinaire, ce serait mentir que de dire que les jeunes en étaient absents. La constitution de 1978 n’est sans doute pas totalement honnie de tous.

A Malaga, la position méridionale de cette ville, la présence de la mer, d’un important campus universitaire et d’un patrimoine architectural ancien, notamment de fortifications maures, sont sûrement dans beaucoup dans le succès de la ville auprès de hordes de touristes anglo-saxons, notamment d’étudiants qui y faisaient étape le temps d’honorer leur tradition du « spring break ». Que l’auberge de jeunesse intègre « backpacker » dans son nom ne la préservera pas des jeux puérils et beuveries de ces teenagers, qu’elle organisera même. Malaga, que les Espagnols contractent en « Mala », ne m’aura ainsi vu que 3 jours. Le temps de rencontrer Rakesh, réalisateur du documentaire 15M: Malaga despierta (« 15 mai, Malaga debout »), le squat culturel Casa invisible, et d’assister à une manifestation étudiante.

Sur le front de mer, une vieille dame regardait passer les étudiants dont une bonne partie défilait tout de noir vêtus sous les drapeaux anarchistes. Ce qu’elle pense de ces manifestations ? « C’est très bien, il faut s’opposer aux coupes budgétaires dans la santé et l’éducation », tranche-t-elle. Poussée vers la pré-retraite à cause des réductions de dépenses dans la santé, cette aide-soignante applaudit le rassemblement monstre de Madrid, mais s’inquiète des « radicaux qui ont déclenché les violences ». Le message de la télévision porte encore.

Nuit tombante sur la ville de Malaga et son port

Vue de Malaga depuis l’Alcazaba. Photo : Antony Drugeon

A Gibraltar, le coût de la vie ne m’aura permis de découvrir le Royaume-Uni ibérique que le temps d’un week-end. Ce qui est bien suffisant pour s’étonner des cabines téléphoniques rouges côtoyant les palmiers, des rues où l’on entend parler marocain, espagnol et l’anglais d’Outre-Manche, des mosquées converties en cathédrales (l’une catholique, l’autre anglicane), des ruelles typiquement méditerranéennes où l’on découvre les cottages anglais surmontés de l’Union Jack. Se faire servir un english breakfast ou une pinte de bière par le gérant, marocain, d’une cantine ou d’un pub ne demandait guère plus de temps.

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« Gib » affiche son insolente opulence et sa propreté anglo-saxonne à la barbe d’une Europe du Sud en crise. L’auberge de jeunesse de la ville abritait quelques touristes de passage (dont 3 Américains revenant du Maroc et amusés de tomber sur un Français dans ce condominium britannique), un Canadien de 50 ans venu là pour de mystérieuses affaires, et deux Portugais qu’un contrat de 6 mois dans la construction retenait ici à leur grand désarroi, si près et si loin de leur pays. Les deux hommes disent détester voyager ; la crise les y pousse, bien à contrecœur.

La Linea de la Concepcion, nichée contre Gibraltar, happée par l’influence du Maroc voisin, hésite sur son identité dès son urbanisme : les maisons bariolées aux façades peintes de couleur saturées, ornées de grilles en fer voire de carrelage, s’organisent selon un plan d’aménagement quelquefois embryonnaire, où de nombreux vides et disharmonies se glissent entre deux bâtisses, comme un avant-goût des villes marocaines.

La gare routière, sombre et sale, semble délaissée et faute de signalétique le voyageur devra s’en remettre aux explications qu’il trouvera au guichet, dans un hall vidé de ses autres enseignes.

Dévisagé par un homme louche dans les toilettes, qui faisait semblant d’uriner en pianotant sur son smartphone, paraissant attendre quelqu’un, sans doute pour une transaction inavouable, je trouvais refuge sur le quai crasseux de la gare, où un couple de Gitans jouait avec ses deux filles en bas âge avant de les frapper en punition de quelque faute dérisoire. Ici la crise, c’est un état permanent.

Porte sur l’Afrique, Algeciras, tête de pont de l’Espagne vers le Maroc, affiche aux abords de sa gare maritime pléthore d’hôtels économiques, de restaurants marocains, de boutiques téléphoniques et d’autres enseignes qui trahissent la vocation frontalière des lieux.

Dans la hall de la salle d’embarquement, une mendiante allait de passager en passager. Un détail ne manquait pas d’attirer mon attention : elle était de type européen, vraisemblablement espagnole. Elle quémandait auprès de Marocains. Un sentiment d’étrangeté se mêlait à la culpabilité de trouver cela étrange.

Au sommet de Upper rock, à Gibraltar.

Vue sur le détroit de Gibraltar. Prochaine étape, le Maroc, en face. Photo : Antony Drugeon

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